vendredi 27 avril 2012

Chronique de la révolution tunisienne



Chronique de la révolution tunisienneLors de la grande manifestation du 14 janvier, à Tunis, la jeunesse exige le départ de Ben Ali.
AFP/Fethi Belaid

Alors que le pays cherche, entre espoir et chaos, les voies de l'après-Ben Ali, retour sur un événement sans précédent. Et dont la région devra méditer la leçon.

Despote vieillissant, il a fui son pays, dans la soirée du 14 janvier, après vingt-trois ans de règne sans partage et vingt-trois jours d'une révolte populaire dont la mort d'un jeune homme aura été le catalyseur. Les Tunisiens n'en sont pas encore revenus. "Jamais je n'avais imaginé que Ben Ali tomberait comme ça, si vite!" confie Ibtissem Jouini, une biologiste de 29 ans. Yes we can! Avant la révolution du Jasmin, aucun autocrate arabe n'avait été chassé du pouvoir par la rue.  
La révolution tunisienne pourrait-elle faire tache d'huile? Plusieurs régimes arabes sont déjà en état d'alerte. Au Caire et à Amman, Egyptiens et Jordaniens ont manifesté leur joie et leur espoir devant les ambassades de Tunisie tandis qu'à Alger, la plupart des éditorialistes se félicitent, à l'instar du quotidien El Khabar, de la "leçon" donnée par les Tunisiens "à tous les pays arabes toujours sous la coupe de dictatures archaïques". 
En début de semaine, à Paris, Marseille ou Lyon, les Tunisiens de France étaient en liesse. A Tunis, pourtant, rien ne semblait vraiment acquis. Ni la sécurité, ni la démocratie tant espérée. A la tête du pays, Ben Ali avait construit un Etat policier qui reposait sur le maillage de la population par une multitude de fonctionnaires et d'indics dépendant du ministère de l'Intérieur. A ces hommes s'ajoutait une vaste garde présidentielle, placée sous la direction du général Ali Seriati.  
Nous sommes décidés à mener la révolution jusqu'au bout 
Cette véritable police parallèle, forte de 10 000 à 14 000 hommes ultrafavorisés, disposait de son propre réseau de malfrats. Ce sont eux qui tentent - depuis qu'ils ont compris que leur patron était parti sans ticket de retour, à moins qu'ils aient reçu des ordres de l'ex-chef de l'Etat - de semer le chaos et la terreur dans le pays. "Les milices cherchent à faire basculer le pays dans l'anarchie afin de démontrer que le système Ben Ali constituait un rempart contre le désordre", explique l'un des chefs de service de l'hôpital Mongi Slim de la Soukra, dans la banlieue de Tunis.  
Face à ces nervis de l'ancien régime, les Tunisiens résistent, décidés à protéger l'acquis de leur révolution. Dans les banlieues de la capitale et partout à travers le pays, les habitants s'organisent, créent des comités de vigilance et organisent des rondes afin d'éviter les pillages. "L'armée ne peut pas se déployer partout, poursuit le médecin de la Soukra, qui a rejoint l'un de ces groupes. Alors, nous avons installé des barrages pour empêcher des inconnus d'accéder aux maisons. En cas d'incident, on prévient les militaires. Cela leur permet d'intervenir, en ciblant leurs déplacements." Le mouvement est d'esprit civique: certains prennent en charge la collecte des déchets et nettoient les rues. 
La police ne tire plus sur la foule, ici à Tunis, le 17 janvier.
La police ne tire plus sur la foule, ici à Tunis, le 17 janvier.
AFP/Fred Dufour
Le vrai défi, pourtant, est d'ordre politique. La Constitution rend en principe obligatoire l'organisation d'élections présidentielles dans les soixante jours qui suivent la vacance du pouvoir. Un délai bien court pour jeter les bases d'une démocratie pluraliste sur un champ politique en ruines, même s'il semble pouvoir être prorogé de quelques semaines. Le Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, reconduit dans ses fonctions, s'est attelé à la constitution d'un gouvernement d'union nationale. Celui-ci, rendu public le 17 janvier, est composé pour moitié de technocrates. Outre le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), les trois partis d'opposition reconnus par le régime déchu, et eux seuls, y sont représentés.  
Il n'est pas certain que cela suffise à satisfaire les aspirations de la population, en particulier des plus jeunes, qui attendent des gages : "Nous sommes décidés à mener la révolution jusqu'au bout, insiste un ingénieur. La libération du pays doit se traduire par la dissolution du RCD, des partis et une presse libre, ainsi que l'ouverture d'un vrai dialogue national. Nous serons vigilants et nous ne nous laisserons pas voler notre victoire." Une revendication commence à émerger, portée par les défenseurs des droits de l'homme: la mise en place d'une commission "Vérité et justice", sur le modèle de ce qui s'est fait, dans des contextes différents, en Afrique du Sud et au Maroc. 

Tunisie

Population: 10,6 millions d'habitants 
Espérance de vie: 76 ans (74e rang mondial) 
PIB/habitant: (PPA) 7 025 euros (116e rang mondial) 
Taux de chômage: 14,2% 
Part des chômeurs âgés de 15-29 ans: 72% 
Taux de croissance: 4,1% (estimation 2010) 
(Source: CIA World Factbook, Carnegie) 
La tâche est d'autant plus difficile que Ben Ali a fait le vide : l'opposition était laminée et la quasi-totalité des associations indépendantes, interdites. "Son système mafieux a écrasé toute pensée libre et asservi la presse. Retrouver les conditions d'un débat démocratique ne sera pas évident!" souligne Talbi Ghofran, un chirurgien. Ex-parti unique devenu parti dominant, le RCD, issu du parti Néo-Destour fondé par Habib Bourguiba, "père" de l'indépendance et prédécesseur de Ben Ali à la tête de l'Etat, encadre étroitement la population. Plus d'un Tunisien sur dix est membre du mouvement et ses cellules quadrillent le pays. Les potentats locaux du RCD sont le passage obligé pour qui veut recevoir une aide, obtenir un permis ou un certificat. Qu'adviendra-t-il de ce réseau tentaculaire? Le RCD peut sembler puissant, mais il y a longtemps qu'il a cessé d'être un parti de militants; c'est une sorte d'administration bis, plutôt, sans idéologie autre que le clientélisme. 

55 ans d'indépendance

1956 Après soixante-quinze ans de protectorat français, Habib Bourguiba, rentré d'exil, devient Premier ministre. L'année suivante, il proclame la République et est élu président. 
1975 Bourguiba devient président à vie. 
1978 Grève générale, suivie d'émeutes : la répression fait plus de 200 morts. 
1983-1984 "Emeutes du pain" dans le sud du pays et à Tunis. 
1987 Le 7 novembre, le Premier ministre, Zine el-Abidine Ben Ali, dépose "le père de l'indépendance" pour raisons médicales et devient chef de l'Etat. 
1991 Des milliers de militants islamistes sont arrêtés. 
1994 Seul candidat, Ben Ali obtient 99,9% des suffrages à la présidentielle, et sera réélu en 1999, 2004 et 2009. Opposants et défenseurs des droits de l'homme sont emprisonnés ou contraints à l'exil. 
2002 Attentats islamistes à Djerba contre la synagogue (21 morts). 
2008 Emeutes dans la région minière de Gafsa (centre). 
2011 Des manifestations parties de Sidi Bouzid (centre) gagnent un nombre croissant de villes après la mort, le 4 janvier, d'un jeune marchand, Mohamed Bouazizi, qui s'était immolé par le feu, le 17 décembre 2010. 
Le 13 janvier, Ben Ali, 74 ans, annonce son intention d'abandonner le pouvoir à la fin de son mandat, en 2014. Alors que des dizaines de manifestants ont été tués depuis le début des troubles, l'armée refuse de participer à la répression. Le 14, le chef de l'Etat s'enfuit en Arabie saoudite. 
Le 15 janvier, le président du Parlement, Foued Mebazaa, devient chef de l'Etat par intérim en vertu de l'article 57 de la Constitution, qui prévoit des élections dans les soixante jours. "Tous les Tunisiens [de 18 ans et plus] sans exception et sans exclusive" seront associés au processus politique, assure le nouveau président, qui charge le Premier ministre sortant, Mohamed Ghannouchi, de former un gouvernement d'union nationale. De Londres, le chef du parti islamiste tunisien Ennahda, Rached Ghannouchi, annonce son retour. 
Face à ce mastodonte qui contrôle par ailleurs, directement ou indirectement, l'essentiel du monde associatif, il ne subsiste qu'une poignée d'organisations indépendantes - l'Ordre des avocats, la Ligue tunisienne des droits de l'homme, ou encore l'Association tunisienne des femmes démocrates - qui servent de refuge aux élites intellectuelles, ainsi que trois petits partis d'opposition, légaux mais longtemps privés des moyens de se faire entendre. Le mouvement Ettajdid (ex-Parti communiste), dirigé par Ahmed Brahim, 69 ans; le Forum démocratique pour le travail et les libertés, dirigé par Mustafa ben Jaafar, vieux routier de la politique tunisienne; le Parti démocrate progressiste, enfin, une formation de la gauche modérée fondée par Nejib Chebbi, un vieil acteur, lui aussi, de ce qui tenait lieu de scène politique. Ces trois formations participent, aux côtés du RCD, aux consultations entreprises par Mohamed Ghannouchi pour mettre la transition sur les rails. Mais leur audience dans la population est limitée. Surtout, aucune d'entre elles n'a de prise réelle sur la "génération Internet", à l'origine de la révolution du Jasmin.  
Deux autres mouvements ont refusé de participer au processus: le Parti communiste des ouvriers de Tunisie (POCT), une petite formation radicale, non reconnue par le régime déchu - son chef, Hamma Hammami, a fait l'objet de multiples arrestations au cours des années Ben Ali sans jamais quitter le pays - mais aussi le Congrès pour la République, de l'ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme, Moncef Marzouki. Exilé depuis plusieurs années en France, son retour était attendu à Tunis le 18 janvier; il a d'ores et déjà annoncé sa candidature à la présidence. 
Reste le parti "historique" desislamistes politiques tunisiens, Ennahda. Laminé en Tunisie, il aura survécu à l'exil. Né au début des années 1970, à une époque où la gauche occupait l'essentiel de l'espace politico-culturel en Tunisie, ce mouvement revendique son insertion dans le débat politique. Il acquiert, à l'époque, une large audience. Ses militants seront ensuite pourchassés par le régime de Ben Ali - 30 000 arrestations, dans les années 1990 - et il perd toute visibilité en Tunisie, avec le départ en exil de ses dirigeants. Le principal d'entre eux, Rached Ghannouchi, un intellectuel installé à Londres depuis 1989, prépare son retour. Il faudra donc compter avec Ennahda, d'autant que la sensibilité islamiste demeure forte dans le pays. Mais les plus jeunes, plus proches du salafisme véhiculé par les chaînes de télévision satellitaires du Golfe, savent-ils encore qui est Rached Ghannouchi? 
Une dernière institution a joué et joue encore un rôle important au sein de la société: l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), la centrale syndicale longtemps liée au parti unique. Son instance dirigeante est contrôlée par le pouvoir et déconnectée de la base. Mais les membres des sections locales étaient souvent présents auprès des manifestants, ces dernières semaines, quand ils n'étaient pas aux avant-postes du soulèvement. 
Les plus radicaux demandent la dissolution du Rassemblement constitutionnel démocratique, parti au pouvoir.
Les plus radicaux demandent la dissolution du Rassemblement constitutionnel démocratique, parti au pouvoir.
AFP/Martin Bureau
C'est sans doute à Kasserine, dans le centre du pays, au cours du week-end des 8 et 9 janvier, que le mouvement populaire a basculé et que la flambée de colère des jeunes chômeurs est devenue révolution. Les tirs à bout portant des forces de l'ordre font 20 morts au moins, souvent abattus d'une balle dans la tête, et des dizaines de blessés. Des tireurs d'élite, auxiliaires des basses oeuvres de la police, visent même, le 9 janvier, un convoi funéraire. Mais la répression sanglante, qui visait à intimider les contestataires, se retourne contre ses auteurs. En quelques heures, les images circulent sur la Toile. Ce n'est plus du travail, ni même du pain, que réclament désormais les manifestants, mais un changement de régime.  
Ce n'est plus du pain que réclame la foule, mais un nouveau régime  
Le lendemain, pour la première fois, les cortèges défilent dans la capitale et sa banlieue. Dans la soirée, Ben Ali apparaît à la télévision. Il promet de créer de nouveaux emplois par milliers... mais son peuple est déjà engagé dans un autre combat, celui de la liberté. Le mouvement ne cesse de s'étendre, malgré les dizaines de manifestants tués par les forces de l'ordre.  
Face à la détermination de la rue, le chef de l'Etat n'a que deux solutions: mater la rébellion par les armes au prix d'un carnage, ou capituler. Dans un premier temps, il tente de lâcher du lest: le 13 janvier, il s'engage à quitter le pouvoir en 2014, à l'issue de son mandat. Il promet aussi que la police ne tirera plus sur les manifestants et annonce un train de mesures visant à libéraliser son régime. La constitution d'un gouvernement d'union nationale est évoquée. Trop peu, trop tard.  
L'opposition politique, qui craint le chaos, est prête à saisir la perche tendue. Mais la rue comprend que le roi est nu : elle ne cède pas. Dans la matinée du 14 janvier, quelque 8 000 personnes convergent devant le siège du ministère de l'Intérieur, dans le centre de Tunis, pour exiger de Ben Ali qu'il "dégage".  
La journée sera décisive. La manifestation pacifique se déroule sans incident pendant les premières heures. Mais, dans le milieu de l'après-midi, la police donne l'assaut. Elle charge, violemment, pour disperser la foule. Aux tirs de gaz lacrymogènes répondent des jets de pierre. Les jeunes sont pourchassés et matraqués par les policiers, jusque dans les entrées des immeubles. Pendant ce temps, Ben Ali annonce le limogeage du gouvernement et l'organisation d'élections législatives. Mais il n'est plus audible. Le gouvernement décrète ensuite l'état d'urgence dans l'ensemble du pays, interdisant les rassemblements et autorisant les forces de l'ordre à tirer sur tout suspect. Puis on apprend que l'espace aérien est fermé et que l'armée a pris position à l'aéroport de Tunis-Carthage. Il est un peu plus de 16 heures 30, vendredi 14 janvier, lorsqu'un convoi de limousines quitte le palais présidentiel de Carthage et prend la route de l'aéroport.  
Le couple Ben Ali, il y a 5 ans.
Le couple Ben Ali, il y a 5 ans.
AFP/TUNISIAN PRESIDENCY
Après vingt-trois ans de pouvoir sans partage, Zine el-Abidine ben Ali prend la fuite. Sans même savoir quelle sera sa destination. Alors que son avion se dirige vers le nord de la Méditerranée, Nicolas Sarkozy le lâche afin de ne pas mécontenter la communauté tunisienne de l'Hexagone. L'émirat de Dubai, où se trouve déjà son épouse Leïla, n'en veut pas non plus. Ce sera donc Dejddah, en Arabie saoudite. 
Ben Ali a-t-il été poussé vers la sortie? Embarqué sous la contrainte, pour sauver ce qui pouvait encore l'être du régime? A-t-il paniqué, conscient que la partie était perdue? Une chose est sûre: l'armée n'a pas voulu de bain de sang. Dans certaines villes, les militaires ont même tenté d'empêcher la police de tirer en s'interposant avec leurs blindés. Le chef d'état-major de l'armée de terre, le général Rachid Ammar, paye cette audace, le 12 janvier: il est démis de ses fonctions (dans lesquelles il a, depuis, été rétabli). En revanche, il ne semble pas que cette armée, qui n'a pas de tradition putschiste, ait tenté de s'emparer du pouvoir par la force, même pour le rendre ensuite aux civils, comme au Portugal, en 1974, lors de la révolution des oeillets. Mais son refus de tirer sur une population désarmée a sans doute été déterminant: "Ben Ali a compris qu'une partie de l'appareil du régime était peut-être en train de le lâcher. L'armée faisait de la résistance, des dissidences apparaissaient ici et là...", résume un bon connaisseur du sérail. 
Peu après le décollage de l'appareil présidentiel, la télévision nationale interrompt la diffusion d'un reportage sur les robots pour annoncer une prochaine et importante adresse au peuple tunisien. A Tunis, les rumeurs de coup d'Etat enflent. Mais c'est le Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, qui apparaît à l'écran, flanqué des présidents des deux assemblées législatives. Il annonce qu'il assure l'intérim à la suite d'un "empêchement provisoire" du chef de l'Etat. 
Le pays a besoin d'une phase de transition. Mais la rue ne désarme pas 
Ce tour de passe-passe institutionnel a pour objectif de gagner du temps et de sauver ce qui reste du régime : Ghannouchi indique qu'il "mettra en oeuvre" les décisions du président Ben Ali, dont la promesse faite, quelques heures plus tôt, d'organiser dans les six mois un scrutin législatif. Mais il ne souffle mot d'une éventuelle présidentielle. Or, en cas de vacance définitive de la présidence, le chef de l'Etat par intérim, qui est obligatoirement le président du Parlement, est tenu d'organiser une élection à la magistrature suprême dans un délai de deux mois.  
Une partie de l'opposition accepte la manoeuvre : le pays a besoin, selon ces pragmatiques, d'une phase de transition. Mais la rue ne désarme pas. Le lendemain matin, en dépit de l'état d'urgence, des marches sont organisées dans plusieurs villes de province pour réclamer le départ de Mohamed Ghannouchi. Au même moment, le Conseil constitutionnel déclare le poste de président "définitivement vacant". Et proclame le président du Parlement, Foued Mebazaa, président par intérim. 
Une nouvelle ère s'ouvre au pays du jasmin. Dans la villa aux murs calcinés de Belhassem Trabelsi, l'un des frères de l'ex-première dame, intensément détestée, Damak Slim est venu en curieux, comme beaucoup de ses concitoyens. Il déterre un pied de jasmin, qu'il replantera chez lui, en souvenir des journées qui ont fait bas-culer la Tunisie. "Nous n'avons plus peur, confie-t-il. Nous sommes soulagés. Libres, enfin !" 

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